La vengeance
de Montfort

 

Barcelone, août 1216

 

Depuis mon arrivée en Aragon et l’entrée de mon fils à Beaucaire, j’échange des correspondances avec mes plus fidèles amis toulousains. La ville est en liesse. Chaque jour les nouvelles parvenues de Beaucaire et lues sur les places publiques sont saluées par des clameurs. Une rumeur se propage, faisant naître l’espoir de mon retour imminent. L’heure de la libération a enfin sonné. Nul n’en doute. Le capitoul Aymeri de Castelnau a organisé une conjuration. Aux hommes rassemblés autour de lui il a fait prêter serment, jurant de se battre jusqu’à la mort pour libérer leur ville, chasser l’usurpateur et rétablir dans ses droits la famille raimondine.

Après cinq semaines d’échecs répétés pour Simon de Montfort devant les murs de Beaucaire, ils jugent le moment propice à mon retour. Mon entrée dans la ville donnerait le signal de la révolte contre les Croisés, m’ont-ils écrit.

Répondant à l’appel des miens, je me mets en toute pour franchir les Pyrénées mais il est déjà trop tard. Montfort, ayant capitulé devant Beaucaire, rassemble ses forces et se lance sur la route de Toulouse. Suivi de son armée, il ne lui faut pas trois jours pour parcourir une distance qui exige normalement cinq jours de voyage. L’humiliation subie est si cuisante qu’il ne veut pas perdre un instant pour la faire payer aux Toulousains.

Apprenant cela, j’ordonne à mon escorte de rebrousser chemin vers Barcelone.

Il est déjà trop tard ou encore trop tôt.

Une tentative d’incursion sera vouée à l’échec si Montfort et ses forces sont dans la ville. Il faut attendre qu’il reparte. Il ne manquera pas de le faire un jour ou l’autre pour tenter de reprendre la Provence ou d’annexer quelques territoires pyrénéens. Mais auparavant il assouvira sa vengeance sur Toulouse et ses habitants. Il sait que la ville a fourni des renforts à l’armée provençale de Raimond le Jeune et qu’un groupe influent s’active autour des consuls et d’Aymeri de Castelnau pour préparer mon retour. Le pape et le roi lui ayant donné le comté et sa capitale, il s’apprête à châtier les révoltés, les récalcitrants et les indociles comme des traîtres.

À ma demande, l’Anonyme a quitté la Provence. Il a rasé sa barbe noire pour être méconnaissable et que nul ne puisse identifier celui qui m’accompagnait au concile du Latran. Il se glisse dans la ville pour observer les événements et m’en tenir informé. Dès qu’une chronique est prête, un homme acquis à notre cause la glisse dans son pourpoint et chevauche vers Barcelone.

 

 

Toulouse, août 1216

 

La tête de l’armée de Montfort s’est immobilisée sur la crête d’où l’on découvre la ville dans sa totalité : la cité dominée par le clocher de la cathédrale Saint-Étienne, le bourg édifié autour de la basilique Saint-Sernin, et de l’autre côté de la Garonne, sur la rive gauche du fleuve, le faubourg Saint-Cyprien.

Le tyran s’emporte aussitôt.

— J’avais ordonné que les défenses soient détruites de fond en comble, et que vois-je ? Ici, un fossé qui n’est pas comblé, là, un mur toujours debout, là-bas, une tour crénelée qui n’a pas été démantelée. Près de la moitié des portes subsistent.

— Messire mon frère, intervient Guy, vos ordres sont appliqués, mais il est impossible d’anéantir en deux ans ce qui a été édifié en dix siècles. D’autant que les habitants ne se fatiguent guère pour accomplir cette besogne. Au contraire, ils feignent de ruiner un mur quand nous les surveillons ; dès que nous tournons le dos, ils le renforcent.

Une délégation sortie de la ville chemine vers les chefs de la croisade. Montés sur des chevaux ou sur des mules, les émissaires sont désarmés. Ils arborent en revanche l’apparat des vêtements de leurs fonctions. Rouge et noir des consuls capitouliers, emblèmes des nombreux corps de métier, tuniques pourpres des officiers de justice. Le cortège parcourt lentement le chemin qui mène au faîte de la colline. Par leurs vêtements civils et la lenteur de leur allure, les émissaires signifient clairement que leur démarche est pacifique. Revêtus de leurs pièces d’armure et de leur cotte de mailles, la lance au poing, les chevaliers français restent en selle, dominant ceux qui viennent humblement mettre pied à terre devant eux.

Les Toulousains s’inclinent respectueusement et feignent l’étonnement qu’exprime un consul :

— Nous sommes surpris de vous voir arriver bannières déployées et fers brandis. Voulez-vous donc, sire comte, piller votre propre cité ? Qu’avons-nous fait pour mériter votre hostilité ? Vous avez promis la paix et la tranquillité. À votre air belliqueux vous ne semblez pas vouloir tenir parole. Vous arrivez comme un lion furieux.

Un marchand de drap établi dans le bourg s’avance vers Montfort la main sur le cœur.

— Nous n’avons qu’un désir : vous contenter. Laissez votre heaume et votre haubert Entrez chez nous en pourpoint doré, couronné de guirlandes. Tout le monde vous saluera sur votre palefroi.

Simon de Montfort crache aux pieds de son interlocuteur.

— Cette ville est à moi ! J’y viens comme il me plaît. Vous m’avez fait grand tort. Vos amis m’ont volé Beaucaire et la Provence, le comtat Venaissin et le Valentinois. En un mois j’ai reçu plus de vingt messagers qui tous m’ont rapporté vos sordides traîtrises. Je sais que vous avez bassement manœuvré pour que le vieux Raimond revienne à Toulouse et m’en chasse. Je poserai mes armes quand vous m’aurez livré vos plus riches bourgeois que je prendrai en otages.

Les prospères citoyens qui s’étaient courageusement dévoués pour cette ambassade blêmissent sous la menace. Un négociant en vins, mains jointes et regard levé vers Montfort, implore :

— Ayez pitié de nous, de notre ville, de son peuple innocent. Nos cœurs sont sans malice. Nul n’a jamais comploté votre perte. Celui qui prétend le contraire est le vrai malfaisant, lance-t-il en regardant Foulques, assis à califourchon sur sa mule.

— Fieffés hypocrites ! s’écrie Montfort. Vous me méprisez, vous voudriez me voir dépouillé.

D’un coup de talon, Guy fait avancer son cheval pour venir contre le flanc de celui de son frère. Alain de Roucy s’approche à son tour.

— Refrénez votre rancœur. Prenez garde : humilier Toulouse est un risque mortel. À ce jeu-là, vous risquez de tomber plus bas que terre.

Oubliant la délégation toulousaine, Montfort s’en prend aux siens.

— Je n’ai plus un denier. Ceux qui me suivent ont faim Voulez-vous qu’ils nous lâchent ? Je vais prendre en ces murs de quoi payer mes gens.

Il lance ses ordres.

— Arrêtez ces bavards ! Jetez-les dans les prisons du château Narbonnais. Faisons main basse sur leurs biens, et nous repartirons conquérir la Provence. Les Toulousains me l’ont volée ! Eh bien, c’est avec leur argent que je la reprendrai.

Les sergents d’armes tiennent déjà les émissaires au bout de leurs lances dont les pennons s’enfoncent dans l’épaisseur des vêtements. Guy de Montfort insiste auprès de son frère pour le convaincre de se montrer clément.

— Prenez un cinquième de leur or. Ou même le quart. Personne ne vous en voudra. Mais ne ruinez pas la ville. Simon le foudroie du regard.

— Mon frère, nos soldats menacent de s’en aller s’ils ne sont pas payés. Avez-vous une seule raison de ménager Toulouse ? Aucune.

Consuls, marchands et bourgeois sont poussés par la garde armée vers le château Narbonnais et jetés au fond des cachots humides et grouillants de rats.

Une heure plus tard, Foulques entre dans la ville. Il est accompagné de l’abbé de Saint-Sernin. Les deux ecclésiastiques, protégés par une escorte vigilante, clament leurs appels à travers les rues pleines d’une foule inquiète. L’évêque rassure la population. S’arrêtant sur chaque place, debout sur les étriers de sa mule, il lance des proclamations apaisantes :

— Allez au-devant de votre comte. Si vous l’aimez, vous serez bien traités. Il ne veut rien vous prendre. Au contraire, il veut vous voir heureux.

L’abbé de Saint-Sernin, lorsque la voix de Foulques faiblit, supplée son supérieur.

— L’évêque dit la vérité. Courez accueillir Montfort. Ouvrez vos maisons à ses hommes. Vendez-leur ce qu’ils veulent. Vous serez bien payés. Ne craignez rien. Ils sont honnêtes.

Espérant échapper aux représailles et au pillage, beaucoup de Toulousains se dirigent vers les entrées de la ville pour y recevoir le nouveau comte. Soudain des cris retentissent dans la foule :

— Alerte ! Ils prennent des otages. Si vous sortez des murs, gare à vous !

Dans une débandade générale, chacun court rejoindre sa maison et protéger les siens. Les soldats et les mercenaires envahissent la ville, les armes à la main. Près de Saint-Sernin, l’Anonyme a pu trouver une chambre dont l’étroite fenêtre donne sur la rue. Il consigne par écrit les scènes qui se déroulent sous ses yeux.

Les malfrats, par brassées, prennent tout ce qu’ils trouvent. Les Toulousains sont traités comme juifs en Égypte. Les femmes et les enfants pleurent sur les places. Soudain, enfle un cri de révolte : « Aux armes ! Réveillez-vous ! Mieux vaut mourir debout ! »

Chevaliers, miliciens, écuyers, bourgeois surgissent de partout, poussés par la fureur.

Coiffés de fer, vêtus de cuir, armés d’écus, de haches, de faucilles, de faux, de pieux, de massues, d’arcs, d’arbalètes, de coutelas, les voici rassemblés.

Les femmes et les filles se joignent à eux pour dresser des barricades. On protège les portes des maisons devant lesquelles s’entassent buffets, coffres, échelles, tonneaux, poutres, étals de boutiques…

L’Anonyme sort pour assister dans la rue aux événements qu’il me rapporte.

Le combat commence, ardent et tumultueux. La rage est à son comble. On cogne à toute force, haine au cœur, hargne aux dents. Toulouse se défend avec tant de vaillance que les Croisés reculent et perdent pied sous les coups. Alors Montfort s’écrie : « Mettons le feu partout ! » Aussitôt les brandons et les torches s’allument.

Sur les conseils de Foulques, c’est Joutxaigues, le quartier des prêteurs et des juifs, que l’on incendie d’abord. Pendant que le peuple lutte contre la propagation des flammes, les troupes d’invasion tentent de se regrouper autour de l’évêché et de la cathédrale. Une colonne de chevaliers avance par la place Sainte-Scarbes et une autre charge par la rue Croix-Baragnon. Combattant pied à pied, jetant par les fenêtres rondins de bois et huile bouillante, les habitants résistent de toutes leurs forces. Les Français, dont les chevaux se prennent dans les planches des barricades, sont assaillis de toutes parts. Les premiers arrivent sur le parvis de Saint-Étienne, qui devient aussitôt champ de bataille, bientôt jonché d’hommes et de chevaux morts.

Après s’être acharné jusqu’à la nuit tombante, Montfort ordonne le repli des Croisés sur le château Narbonnais. Brûlant de rage, il ordonne d’extraire des cachots les otages capturés le matin.

— Je vous ferai trancher la tête et vos cadavres seront précipités du haut de ces remparts.

Foulques l’entraîne à l’écart pour le calmer.

— Tentons d’amadouer le peuple. Laissez-moi faire.

Toute la nuit, l’évêque écrit des lettres que des clercs vont porter dans les maisons les plus respectées. Dispensant paroles de miel et douces promesses, il supplie les chefs des grandes familles d’observer une trêve. Il leur demande de recevoir les émissaires de paix qu’il leur enverra dès le lendemain matin en la Maison commune.

 

*
* *

 

Dans la salle du chapitre des consuls capitouliers, le public est nombreux. Artisans, chevaliers, bourgeois se marchent sur les pieds pour apercevoir ou entendre les envoyés de Foulques. L’abbé de Saint-Sernin est assisté de maître Robert, un homme de loi passé au service de Montfort. Ils s’efforcent d’apaiser et de rassurer les Toulousains.

— L’évêque qui nous a délégués devant votre assemblée pleure sur vos malheurs. Cette nuit il a tant fait qu’il a fléchi Montfort qui s’était d’abord courroucé de voir Monseigneur prendre fait et cause pour vous. Mais un accord est désormais possible. Il ne dépend plus que de vous. Rendez-vous. Vous n’y perdrez rien. Ni vos vies, ni vos maisons ni vos fortunes, rien ne vous sera pris. Montfort n’est pas de ces nobles qui contraignent les gens. Il vous veut libres. D’ailleurs celui qui le souhaiterait pourra quitter la ville sans aucun empêchement.

— L’abbé, répond un capitoul, vos discours patelins nous font froid dans le dos. Ni Foulques ni Montfort n’ont jamais tenu la moindre promesse. Le comte est trop teigneux, trop griffu, trop rageur pour que nous puissions croire à vos ronronnements.

Le public approuve bruyamment. L’abbé de Saint-Sernin insiste :

— Réfléchissez. Si l’Église vous prend sous sa protection, Montfort ne peut rien contre vous. À la moindre injustice, au premier emportement, nous le punirions.

Main droite sur le cœur, le juriste, maître Robert, proclame :

— Le comte de Montfort vous sait loyaux et bons. Il ne veut pas vous voir dans la peine.

Après une hésitation, il nuance son propos :

— À vrai dire, un seul coupable ici excite sa colère. C’est un noble de haut rang que vous connaissez tous.

Aymeri de Castelnau, le chef de la conjuration qui prépare mon retour, s’est déjà levé.

— Je suis cet homme-là ! Mieux vaut que je quitte Toulouse avec quelques amis. J’y suis prêt. Signez-moi un sauf-conduit et je m’en vais sur l’heure.

Maître Robert écrit aussitôt quelques lignes sut un parchemin qu’il tend à Aymeri de Castelnau, lui glissant à l’oreille :

— Faites vite. Montfort vous déteste.

Le consul empoche le papier et quitte la salle, suivi de ses compagnons. Quelques instants plus tard, ils sortent de la ville et prennent au galop la route de Barcelone pour venir me rejoindre.

 

Les pires rumeurs courent les rues. La foule se presse autour de la Maison commune. Elle exige de participer aux débats. Les envoyés de l’évêque et les consuls décident de se transporter en un lieu ouvert sur le pré Villeneuve. Jouant des coudes et du bâton, les hommes de la milice urbaine leur fraient un passage dans les rues au milieu de la bousculade. Ils passent la porte qui ouvre sur un vaste champ bordé par le rempart de la Cité et par celui du Bourg.

Foulques est au milieu du pré, monté sur un destrier blanc. Flanqué de maître Robert et de l’abbé de Saint-Sernin, il s’adresse à l’assemblée des Toulousains. S’inspirant de ses souvenirs de troubadour, il se lance dans une déclamation poétique.

— J’ai mal, j’étouffe, mon cœur saigne…

Il accompagne ses propos de soupirs bruyants, de hoquets larmoyants et de gestes désespérés.

— Je prie Jésus de purger votre âme de l’humeur malsaine qui s’y trouve. Qu’il vous donne courage et confiance afin que l’amour naisse entre Montfort et vous.

Foulques, l’instigateur de toutes les répressions qui se sont abattues sur nous, parle au peuple assemblé comme un doux pasteur prêt à subir le martyre pour le salut des miens.

— Je saurai vous garder des loups et des voleurs. Je saurai vous conduire aux prairies parfumées du paradis céleste. Que je sois dévoré par les bêtes féroces, que ma chair et mon sang soient la proie des vautours, plutôt que de vous voir dans la douleur !

Certains naïfs s’émeuvent de ces paroles.

— Je veux vous conduire à la grande lumière, là où sont les saints, poursuit-il, le doigt levé vers le ciel. Je connais le chemin. Vous n’avez qu’à me suivre.

En attendant le paradis, il leur promet la paix et la sécurité.

— Accordez-moi l’honneur de conclure la paix entre Montfort et vous. Rien ne vous sera pris, ni votre or ni vos terres. Confiez-vous sans crainte à son juste vouloir, sa grâce et son amour vous sont acquis d’avance.

Comme s’il accordait un privilège, il offre aux habitants la liberté de s’exiler.

— Si certains parmi vous ont la mauvaise idée de refuser de servir leur seigneur, ils peuvent partir sans soucis. Nul ne les empêchera.

Les consuls capitouliers connaissent la vanité des promesses de nos ennemis.

— Monseigneur l’évêque, ne nous trompez pas. Faire confiance à Montfort serait une folie pure.

Foulques lève alors le bras pour prêter serment.

— Je prends Dieu à témoin. Si vous avez un jour à vous plaindre du comte, vous trouverez en moi un puissant défenseur.

C’est alors que les « hommes de Toulouse engagent leur parole », écrit l’Anonyme sans ajouter la moindre explication.

 

Comment ont-ils pu croire Foulques ? Ses talents de troubadour ne sont pas si grands qu’il ait pu les abuser à ce point. L’Anonyme n’a peut-être pas voulu me dire toute la vérité et m’avouer que les forces de la ville sont épuisées par la bataille de rue qu’il a fallu livrer la veille.

Les consuls capitouliers, sachant que Toulouse ne résisterait pas au choc d’une nouvelle incursion de la cavalerie française, se soumettent donc pour éviter un massacre. Arrivés au château Narbonnais, ils sont jetés aux pieds de Montfort. Foulques donne une nouvelle preuve de sa duplicité : au mépris de tous les serments prononcés un instant plus tôt, il les livre à l’usurpateur comme des prisonniers.

— Ceux-là sont à votre merci. Mais il faut prendre encore d’autres otages. Je peux vous indiquer les noms.

Les soldats se répandent alors dans les rues de la ville pour s’emparer des personnages les plus influents : consuls, marchands, hommes de loi. Ils sont tirés hors de chez eux, frappés à coups de pied et de poing, bastonnés, bousculés et traînés brutalement par des sergents d’armes insensibles aux cris des malheureux et aux sanglots de leurs familles. On ne leur laisse pas le temps d’embrasser les leurs, qui les regardent s’éloigner en pleurant.

Quelques heures plus tard, les prisons et la cour du château Narbonnais sont pleines de plusieurs centaines de prisonniers. Sur leurs visages défaits se mêlent larmes, sueur et pluie qui tombe à grosses gouttes.

 

*
* *

 

Dans la tour du Midi, Simon de Montfort a réuni son conseil.

— Je vais piller Toulouse et vous offrir ses biens pour vous payer des mauvais jours passés. Qu’en pensez-vous, mes amis ?

Guy de Montfort veut le dissuader.

— Mon frère, ne faites pas cela. Blesser Toulouse, c’est vous blesser vous-même. Si vous vous souillez de son sang vous perdrez l’honneur. On ne brise pas qui met genou à terre. Vous n’avez qu’un moyen de gagner la ville à votre cause. Libérez les consuls et associez-les au gouvernement des leurs. Rendez les terres aux nobles. Respectez les droits des gens d’ici et ne les écrasez pas de charges nouvelles. Croyez-moi, c’est ainsi qu’il faut prendre Toulouse.

Alain de Roucy est du même avis :

— Suivez son conseil et vous régnerez juste. Ils vous en sauront gré. Mais si vous les pillez, vous y perdrez la peau.

À son tour, Foucaud de Berzy recommande la miséricorde :

— Nous allons savoir si vous êtes un sage ou un écervelé. Si vous brisez Toulouse, dites adieu à l’honneur et au ciel !

— Sottises ! s’écrie Lucas, le plus vindicatif des conseillers de l’usurpateur. Ne croyez pas ces gens. Ils vous trompent.

Simon de Montfort encourage son compagnon à poursuivre :

— Vous avez ma confiance, Lucas. Vous jugez sainement Que faut-il faire ?

— Brisez les Toulousains et votre nom grandira. Élevez-les et nous tomberons. Vous avez tué leurs parents ou leurs fils. Ils vous détestent. Ils veulent Raimond et vous n’y pouvez rien. Vous ne tiendrez durablement Toulouse qu’en muselière et couchée à vos pieds.

Foulques, à la demande de Montfort, présente ses propositions.

— Si vous voulez prendre en pogne ces gens-là, faites démanteler les remparts, faites saisir les armes et les armures, punissez de mort quiconque en cacherait. Expédiez les otages dans vos tentes les plus lointaines. Vous pourrez vider leurs coffres et grâce à leur fortune repartir en guerre pour reprendre Beaucaire et la Provence.

Foulques évoque Beaucaire pour soulever la colère de Simon de Montfort. La blessure infligée par Raimond le Jeune saigne encore.

— Les Provençaux paieront cher l’affront qu’ils m’ont fait !

Montfort se lève et frappe la table du plat de sa main.

— L’évêque et Lucas ont raison. Je ferai de Toulouse une ruine fumante.

 

*
* *

 

Le lendemain matin, Simon de Montfort fait lire une proclamation dans les rues et sur les places de la ville. Les lecteurs juchés sur des tabourets sont protégés par une nombreuse escorte. Les soldats pointent leurs armes en direction de la foule immobile et silencieuse.

— Toulousains ! Voici ce qu’ordonne le comte Simon de Montfort. L’accord que vous avez conclu avec l’évêque est nul et non avenu. Il est inutile d’appeler Dieu ou son clergé à votre secours. Vous devez allégeance à Montfort et à lui seul. Ou vous vous soumettez, ou vous serez bannis simplement munis d’un sauf-conduit.

La foule, terrifiée par les lances et les épées qui la tiennent en respect, n’ose pas manifester sa colère. Soudain un homme s’avance en jouant des coudes pour parvenir au premier rang. Les poings sur les hanches, il défie du regard l’envoyé de Montfort et lui lance :

— Moi, je m’en vais. J’abandonne mes biens. Je ne veux que mon sauf-conduit.

— Attends un instant, il arrive !

Aussitôt quatre sergents s’emparent de lui, le saisissent par la nuque, enchaînent ses pieds et ses poings pour le traîner vers la prison.

Pendant ce temps, des groupes de soldats envahissent les rues et brisent à coups de pied ou de madrier les portes des maisons. Ils les fouillent pour confisquer les armes, s’emparant au passage de ce qui leur plaît. Au son des trompes on pousse la population vers les portes de la ville. Femmes, enfants, chevaliers désarmés, marchands sont conduits comme un troupeau à coups de bâton. Les sergents les insultent et leur crachent dessus.

Les nobles, les riches et les notables sont exilés vers de lointains châteaux où ils seront tenus prisonniers. Le reste de la population est conduit sur les remparts et dans les fossés avec ordre de travailler, cette fois avec vigueur, au démantèlement des ouvrages de défense.

L’Anonyme a été incorporé dans un groupe de démolisseurs. Tout en maniant son pic, il observe ce chantier du désespoir pour le décrire dans la chronique qu’il me destine.

Pelles, fourches, coins, pics, pioches, marteaux d’enclume,

Tout est bon pour jeter les remparts aux fossés.

Simon veut la cité toute nue, sans défense,

Ouverte aux grands chemins, offerte à tous les vents.

Des malfrats cuirassés aboient partout ses ordres,

Sous les coups des béliers s’effondrent les étages,

Et le plafond des salles, et les tours crénelées,

Les hautes chambres peintes, et les toits des boutiques

Les galeries voûtées, les piliers, les portails.

Dans la ville meurtrie retentit le vacarme,

Sous l’air obscurci, dans le fracas des pierres,

La poussière, le vent, les trouées de soleil,

Les hommes par milliers s’évertuent, se bousculent.

On dirait que ciel tombe et que terre se fend.

 

Raimond le cathare
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